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s’attardant sur le soir à causer des choses de mystère, sort de là troublé et bon pour le bûcher. Le Juif s’entend à dévoiler les points vulnérables de l’Église, et il a à son service, pour les découvrir, outre l’intelligence des livres saints, la sagacité redoutable de l’opprimé. Il est le docteur de l’incrédule ; tous les révoltés de l’esprit viennent à lui, dans l’ombre ou à ciel ouvert. Il est à l’œuvre dans l’immense atelier de blasphème du grand empereur Frédéric et des princes de Souabe ou d’Aragon : c’est lui qui forge tout cet arsenal meurtrier de raisonnement et d’ironie qu’il lèguera aux sceptiques de la Renaissance, aux libertins du grand siècle, et tel sarcasme de Voltaire n’est que le dernier et retentissant écho d’un mot murmuré, six siècles auparavant, dans l’ombre du Ghetto, et plus tôt encore, au temps de Celse et d’Origène, au berceau même de la religion du Christ[1].

Par deux fois, l’Église effrayée s’aperçoit du péril, et, pour couper court, ne voit qu’un moyen, brûler les livres juifs : une première fois, sous saint Louis, elle réussit et du même coup étouffe les écoles juives de France et arrête l’éclosion de l’exégèse biblique qui venait d’y naître, cinq siècles avant Richard Simon ; la seconde fois, c’est au seuil du seizième siècle : mais Reuchlin se lève, et l’Europe derrière lui ; le grand souffle de la Renaissance étouffe la torche Dominicaine et la Réforme éclate. L’Espagne seule a échappé au péril, par la proscription en masse, et elle entre superbement dans son agonie.

La Réforme a pour les Juifs deux conséquences. D’une part, sans être émancipés, ils retrouvent une paix dont ils étaient déshabitués depuis des siècles : la furie d’extermination se tourne sur d’autres victimes, le fleuve de sang

  1. Dans les Contre-Évangiles du premier siècle.