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LE VOLEUR

— C’est possible. Moi, je vole parce que je ne suis pas assez riche pour vivre à ma guise, et que je veux vivre à ma guise. Je n’accepte aucun joug, même celui de la fatalité.

— Prenez garde. Si vous vous dérobez à toute domination, vous vous condamnez à subir toutes les influences passagères.

— Ça m’est égal. Et puis, j’aime voler.

— Voilà une raison. On peut s’éprendre de tout, même du plaisir et du crime, avec sincérité et, j’oserai le dire, avec élévation.

— Vous n’avez peut-être pas tort, après tout, de parler du voleur comme d’un prédestiné. Il me semble que, même si j’étais resté riche, je n’aurais été attiré vers rien, ou seulement vers des choses impossibles.

— Vous auriez été un isolé ou un libertin, car vous êtes un individu ; étant pauvre, vous êtes un malfaiteur par définition légale. Dans une société où tous les désirs d’actes et les appétits sont réglés d’avance, le crime sous toutes ses formes, de la débauche à la révolte, est la seule échappatoire prévue, et implicitement permise par la loi aux forces vives qui ne peuvent trouver leur emploi dans le mécanisme réglementé de la machine sociale, et auxquelles la pauvreté défend l’isolement. Vous auriez pu tenter n’importe quoi ; on vous aurait reconnu tout de suite comme un caractère, et vous auriez été perdu. La lanterne avec laquelle Diogène cherchait un homme, et qu’avait déjà tenue Jérémie, l’Individu la porte sur la poitrine, aujourd’hui — afin qu’on puisse le viser au cœur et le fusiller dans les ténèbres.

— Puisque je dois être un voleur, et rien qu’un voleur…

— Pourquoi : rien qu’un voleur ? Ne pouvez-vous être quelque autre chose en même temps ? Vous êtes déjà ingénieur ; continuez. Le loisir ne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonner dans une occupation unique. Il faut être de votre temps,