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LE VOLEUR

jamais la voir telle que je l’ai revue en pensée… Une fois, une seule, sa présence m’a été douce, douce à ne pouvoir l’exprimer. Elle s’était endormie un moment ; et j’ai eu à moi, réellement, immobiles, silencieux et clos, son front où la pensée inquiète a tendu la transparence de son voile, sa bouche si souvent entr’ouverte pour des questions qu’elle ne pose pas, ses yeux qui interrogent — quand j’y voudrais voir briller des étoiles. — J’aurais voulu qu’elle ne se réveillât jamais et m’endormir avec elle, moi, pour toujours…

Mais c’est fini, à présent. Nous ne serons plus séparés, Charlotte et moi, par un adversaire invisible qu’elle a deviné dans l’ombre, sans doute, et que je ne veux pas avoir terrassé pour lutter avec son fantôme. Qu’elle parle, si elle a quelque chose à dire, et si elle ose parler. Ou bien, je parlerai ; et si ce que je dirai doit tuer notre amour, qu’il meure. Je ne veux plus subir le despotisme des angoisses qui l’étreignent ; et je ne veux pas plus de secret entre nos âmes qu’il n’y en a entre notre chair, notre chair que rapproche un nouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier, elle m’a décidé à aller demander sa main à son père, et à lui tout avouer ; je dois lui faire part, aujourd’hui, du résultat de l’entrevue ; je l’attends.

La voici. Pour la première fois, en face d’elle, je me sens maître de moi, je n’éprouve pas les frémissements d’humilité du dévot devant son idole muette, du coupable devant sa conscience.

— Tu as vu mon père ?

— Oui.


C’est vrai. J’ai vu mon oncle hier matin. Il m’a écouté sans émotion et m’a laissé parler sans m’interrompre. « Tu n’auras pas ma fille, m’a-t-il dit quand j’ai eu fini. — Voulez-vous me donner les raisons de votre refus ? ai-je demandé.— Certainement. Il n’y en a qu’une. Je ne veux plus marier Charlotte. — Vous ne voulez plus… — Non. Il est convenu