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LE VOLEUR

dans sa voix, d’un timbre aussi pur que lorsqu’elle était enfant, sa voix qui est l’essence d’elle toute et m’enivre comme un fort parfum.

Je l’entends souvent, cette voix-là, à présent. Elle parle pour moi, et pour moi seul. Il me semble que je n’entends qu’elle, depuis ces trois mois que nous nous aimons… Ah ! je ne le sais pas, si nous nous aimons…


Comment avons-nous été poussés l’un vers l’autre, ce soir-là ? ce soir lourd d’un jour d’orage, dans le jardin de Maisons-Lafitte, où sa robe blanche frémissait comme une aile pâle sous la nef des grands arbres noirs, où sa voix claire faisait sonner les rimes du poème de la nuit d’été… où je suis tombé à deux genoux devant elle, avec des mains glacées et mon cœur qui sautait dans ma poitrine, où elle m’a relevé de toute la force de ses deux bras et m’a porté à ses lèvres… Je n’ai point eu besoin de mentir, de lui dire que je l’avais toujours aimée ; je lui ai dit que je l’aimais, ce soir-là, éperdument, à en mourir, et elle m’a serré sur son cœur en me disant : « Tais-toi, tais-toi ! » Oh ! cela qui fut si doux — cette bonté de vierge, plus forte qu’un amour de femme — oh ! je donnerais tout au monde aujourd’hui pour que ce n’eût jamais été…

Pourquoi l’ai-je voulue, moi ? Pourquoi est-elle venue ici, elle ? Pourquoi revient-elle — puisqu’elle ne m’aime pas, je le sens ; puisque, moi, je ne peux pas l’aimer ? — Oh ! c’est torturant, et je ne puis pas dire ce que c’est que notre amour ; c’est comme l’amour de deux ennemis. On dirait qu’il y a toujours un fantôme entre nous… Ah ! les mystérieuses et confuses sensations éveillées par le printemps passionnel ! Les rêves d’idéal et les sentiments lascifs, les fougues du cœur et les ardentes convoitises ! — Rien, rien… Seulement la meurtrissure des sens enivrés d’ennui et altérés par l’inquiétude ; la volonté de se laisser aller à la dérive, quand on résiste malgré soi ; l’esprit qui s’effraye quand la chair lance son