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LE VOLEUR

frances, les espoirs et les déceptions, et les luttes et toute l’existence de deux êtres qui ont vécu, qui se sont aimés sans doute et peut-être m’ont aimé aussi ; ils disent des choses, encore, que les chiffres ne savent pas bien exprimer, mais que je comprends tout de même ; ils disent que ce serait mieux si l’histoire des parents, qu’on fait lire aux fils quand ils ont vingt ans, n’était pas écrite avec des chiffres. Papiers blancs, papiers bleus, brochés de ficelle rouge, cornés aux coins, jaunis par le temps, pleins d’une odeur de chancissure… Amour paternel, amour maternel, amour filial, famille — vous aboutissez à ça !

— Nous disons, net, huit cent mille francs. Maintenant, passons à ma gestion.

Elle a été toute naturelle, cette gestion. Les immeubles rapportant de moins en moins et, en raison de la noirceur croissante des horizons politiques et internationaux, les fonds d’État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit à rechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs. Où les trouver, sinon dans des entreprises financières ou industrielles ? Malheureusement, ces entreprises ne tiennent pas toujours les belles promesses de leurs débuts ; à qui la faute : aux hommes qui les dirigent, ou à la force des circonstances ? Question grave. Telle affaire, qu’on jugeait partout excellente, devient désastreuse en fort peu de temps ; telle autre, que la voix publique recommandait aux pères de famille, échoue misérablement. Mon oncle (ou plutôt mon argent) en a fait la dure expérience. Et que faire, lorsqu’on s’aperçoit que les choses tournent mal ?

Attendre, attendre des hausses improbables, des reprises qui ne s’opèrent jamais, espérer contre tout espoir, avec cette ténacité particulière à l’homme qui s’est trompé, et qui est peut-être, après tout, une de ses plus belles gloires. Puis, lorsqu’il faut définitivement renoncer à toute illusion, chercher à regagner le terrain perdu, vaincre la malchance à force d’audace, sans pourtant oublier la prudence toujours né-