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LE VOLEUR

lité qui doit porter intérêts. — Il donne aux établissements de bienfaisance et soutient des œuvres philanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire du mal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissent voir ; il fait le bien sans présomption, mais le mal avec insolence ; on dirait qu’il ne croit pas que c’est faire le bien que d’étayer la Société actuelle et que c’est faire le mal que de la miner sourdement. C’est un philanthrope cynique. Il prête aux gens afin d’en exiger des services, mais il ne le leur cache pas — pas plus qu’il ne cherche à dissimuler sa richesse. — On sait à quoi s’en tenir, avec lui ; et lorsqu’il a dit à l’abbé Lamargelle qui, depuis quelque temps déjà, l’intéresse à ses entreprises charitables : « Dites-moi, l’abbé, ne pourriez-vous pas négliger un peu vos pauvres ces jours-ci, et m’aider à trouver un bon parti pour ma fille ? » l’abbé Lamargelle a immédiatement compris que l’interrogation couvrait un ultimatum ; il s’est mis en campagne, et a trouvé ; il sait qu’il ne faut pas plaisanter avec M. Urbain Randal.

Mais ça, c’est une règle qui n’est pas faite pour moi, je crois ; et il se pourrait bien que je dise autre chose que des plaisanteries à mon oncle, tout à l’heure.


Car je suis assis, depuis dix minutes, dans son cabinet et je l’écoute établir, en des phrases saupoudrées de chiffres, la situation de fortune de mes parents, à l’époque où je les ai perdus. Sa voix est ferme, sèche ; elle énumère les mécomptes, dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque les tentatives, analyse les actes. C’est le jugement des morts.

Les mains dures font craquer les feuillets des documents, à mesure qu’il parle et les pose devant moi pour que je puisse vérifier à mon aise et ratifier la sentence en connaissance de cause. Mais je ne veux pas les lire, ces mémoires — ces mémoires in memoriam. — Leurs chiffres signifient autre chose que des francs et des centimes ; ils disent les joies et les souf-