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LE VOLEUR

vantage son impuissance à le satisfaire complètement ; et, plein de mépris pour toutes choses et de haine pour tous les êtres, il se mettra à s’aimer lui seul, pleinement et furieusement, en raison exacte de la fortune qu’il possédera. Il voudra jouir, et sacrifier tout à ses jouissances. Il ne sera pas la victime de ses passions, mais leur maître ; un maître exigeant et brutal, qui poussera le cynisme de l’égoïsme jusqu’à la prodigalité stupide, et qui voudra, en dépit de tout, en avoir pour son argent… Mon oncle me fait souvent songer aux barons solitaires et tristes du Moyen-Âge. Combien y eut-il, derrière la pierre des donjons, d’âmes basses, mais vigoureuses, qui rêvèrent de dominations épiques et que le sort condamna à noyer leurs visions hautes et tragiques dans le sang des drames intimes et vils, maudits à jamais ou toujours ignorés ! Combien d’hommes ardents, irritables, superstitieux et passionnés, ont psalmodié les litanies du crime, à l’ombre de la tour féodale, parce que les champs de bataille n’étaient point prêts encore où devait se chanter la chanson de l’Épée ! Quelle cohue d’oppresseurs et d’ambitieux qui furent des bandits parce qu’ils ne purent être empereurs, Charles-Quints avortés en Gilles de Rais…

Se voir réduit à spéculer d’une façon mesquine sur les événements — ces événements qui sont les explosions de la douleur humaine — quand on a rêvé de provoquer des faits et de diriger des actes ! Quelle pitié ! Surtout lorsqu’on croit, comme mon oncle, que l’âge est proche où l’autorité des manieurs d’or va balayer toutes les autres, surtout lorsqu’on voit qu’elle s’affirme déjà, cette autorité, dans un autre hémisphère, sur le sol nouveau des États-Unis.

— Ah ! ces Américains, dit mon oncle avec colère, quelles leçons ils donnent au Vieux Monde !

Et il explique le système si habile, et si humanitaire, dit-il, des Crésus d’Outre-mer. Ce système, même, il l’applique autant qu’il peut. Son avarice s’élargit ; c’est un mélange d’économie et de libéra-