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LE VOLEUR

et verrouiller par les doigts rouges du soldat ; de ce cloître où les Foules, le carcan de leur souveraineté au cou et les poignets saignant sous les menottes de leur puissance absolue, pantèlent, prosternées devant leur idole — leur Idole qui est leur Image — en attendant que leur Providence, qui est l’État, entrebâille le guichet par lequel, de temps en temps, elle laisse apercevoir la manne, à moins qu’elle ne préfère ouvrir à deux battants la grande porte — celle qui conduit à l’abattoir. — Oui, le jour où l’Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits ; le jour où l’Individu, laissant les rois dire : « Nous voulons », osera dire : « Je veux » ; où, méconnaissant l’honneur d’être potentat en participation, il voudra simplement être lui-même, et entièrement ; le jour où il ne réclamera pas de droits, mais proclamera sa Force ; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des Foules Souveraines où l’on prêche que l’Homme n’est rien et l’Humanité, tout ; où la Personnalité meurt, car il lui est interdit d’avoir des espoirs en dehors d’elle-même ; ton dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont même plus des êtres, mais presque des choses — des esprits désespérés et malsains d’enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes — ; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable — émanation d’une puissance néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes même pas !…

L’abbé s’arrête. Sa figure, qui rayonnait de l’enthousiasme du visionnaire, s’assombrit tout à coup. Il ricane.

— La folie partout, n’est-ce pas ? Chez moi aussi. Les idées ! Je combats leur hallucination, mais elles m’aveuglent. Que vous dire ? Quel conseil vous donner ?… Que faire ? C’est terrible, ce dégoût des autres, de tout, et de soi-même ! Vous l’éprouvez et je l’éprouve, et combien d’autres avec nous !… Le