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LE VOLEUR

neuf ans au collège, sur les pays étrangers. Le peu que j’en savais, je l’avais appris par les collections de timbres-poste. Issacar a su se faire beaucoup d’amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous ne nous sommes pas ennuyés une minute. Même, j’ai eu la grande joie de soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieurs belges distingués, une discussion sur les différents systèmes d’écluses.

— Vous voyez, m’a dit Issacar, que ça marche comme sur des roulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j’aurai l’option et avant un an nous donnerons le premier coup de pioche. Financièrement, l’affaire sera lancée à Paris et l’émission faite dans des conditions superbes ; je ne voudrais à aucun prix négliger d’employer, dans une large mesure, les capitaux français pour une telle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dans quelques mois une cinquantaine de mille francs à notre disposition, pour les frais indispensables, je réponds de la réussite.

Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas que j’aie des doutes sur les sentiments moraux d’Issacar ; je n’ai pas le moindre doute à ce sujet-là ; Issacar lui-même ne m’en a pas laissé l’ombre.

— La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et même nécessaire. Mais il faut qu’elle reste en rapports étroits avec les réalités présentes ; qu’elle en soit, plutôt, la directe émanation. Jusqu’à une certaine époque, le XVIe siècle si vous voulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, était basée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s’est écroulé ; mais le monde moral à trois étages qui s’appuyait sur lui : enfer, terre et ciel, lui a survécu ; c’est un monument qui n’a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste ; elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes de l’homme ou, au moins, de ses dernières croyances. La transformation d’un univers, divisé en trois parties et formellement limité, en un autre univers infini et uni-