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LE VOLEUR

L’insoumis m’a écouté attentivement, et accepte mes offres avec joie. Il me fera un beau rapport sur les prisons de Dalmatie, un beau rapport dont il copiera les différentes parties à droite et à gauche, dans des livres. Les livres ne manquent pas. Il écrira cinq cents grandes pages, c’est entendu, quitte à répéter dix ou douze fois les mêmes choses. Ça ne fait rien du tout. Je reviendrai chercher le rapport dans quatre mois, si je suis encore de ce monde, et j’enverrai mensuellement trois cents francs à l’insoumis. Je fais encore un joli bénéfice. Mais l’argent des contribuables français, c’est bon à garder.

Me voici donc tranquille et je puis partir pour Londres. — Déjà ? Certainement. Il m’est venu une idée, idée extraordinaire, bizarre si vous voulez, mais que je veux mettre à exécution tout de suite. Je me suis mis en tête d’écrire mes mémoires.

Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première : l’échange. Tous les économistes sont d’accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à les amuser, j’aurai agi en commerçant opérant sur de grandes lignes, et je ne leur devrai plus rien. D’autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ce que c’est qu’un voleur. On se fait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l’ont idéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est la vérité sans voiles.

Je n’éprouve aucune honte, ni aucune fierté, à raconter ce que j’ai fait. Je suis un voleur, c’est vrai. Mais j’ai assez de philosophie pour me rendre compte de la signification des mots et pour ne leur attribuer que l’importance qu’ils méritent. Dans l’état naturel, le voleur, c’est celui qui a du superflu, le riche. « Dans l’état social actuel, le voleur c’est celui qui rançonne le riche. Quel bouleversement d’idées ! » ainsi qu’on l’a dit avant moi. Mais qu’importe ? L’erreur n’a qu’un temps…