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LE VOLEUR

et l’autre étant exprimés d’une façon suffisante, nous nous installons paisiblement à l’ombre, pour causer de nos petites affaires. Nous voyez-vous bien, tous les deux ? Nous sommes là, à gauche de l’allée centrale, assis sur des chaises de fer, au pied d’un gros arbre. C’est moi qui porte ce costume de voyage dont l’élégance et la coupe anglaise indiquent une honnête aisance et des goûts cosmopolites, et qui suis coiffé de ce léger chapeau de feutre, signe incontestable de tendances artistiques et d’exquise insouciance. Je parais avoir vingt-cinq ans, pas plus ; je suis rose, blond, vigoureux, gentil à croquer… Oui, je sais : j’ai l’air de me nommer Gaston ; mais c’est moi tout de même. Tenez, je suis justement occupé à chasser les cailloux avec ma canne, dans des directions diverses, tout en parlant à l’abbé. Quant à l’abbé, vous l’apercevez aussi, j’espère ; et maintenant que vous l’avez vu, vous n’oublierez jamais sa physionomie. Il est donc bien inutile que je vous fasse son portrait. Vous avez été frappés, j’en suis sûre, par l’expression d’énergie froide empreinte sur son masque bronzé, dans ses profonds yeux noirs, dans ses longs doigts nerveux, sans cesse en mouvement, dont les ongles s’enfoncent dans le bréviaire qu’il tient à la main. Remarquez comme ses narines palpitent, pendant qu’il m’écoute ; on dirait qu’il aspire mes paroles avec son grand nez… Et maintenant, franchement, dites-moi si l’on nous prendrait pour des voleurs. Non, n’est-ce pas ? Je donne l’impression d’un bon jeune homme, un peu trop gâté par sa famille et coupable de fredaines assez vénielles, qui vient de demander à son ancien précepteur de l’ouïr en confession ; l’abbé, lui, fait l’effet d’un prêtre autoritaire à la surface, mais libéral au fond, d’un bourru bienfaisant. Et pourtant !… Dieu sait ce que diraient nos consciences, si elles pouvaient parler !

Mais elles auraient tort d’essayer. Leurs voix se perdraient dans le fracas occasionné par l’infernal orchestre, là-bas, qui termine avec rage une effroyable