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LE VOLEUR

— Mon Dieu ! s’écrie Charlotte. Est-ce possible !

— Tout est possible. Il est singulier que tu ne t’en sois pas encore aperçue. Les épreuves par lesquelles tu as passé auraient dû t’ouvrir les yeux ; mais tu raisonnes toujours, hélas ! ainsi que tu le faisais autrefois.

Je lève la tête pour regarder Charlotte, en terminant ma phrase, et je rencontre ses yeux fixés sur moi, ses yeux brillant d’un feu intense, éclatant d’une expression d’énergie ardente que je ne leur connais pas. Elle est très pâle et ses lèvres frémissent, comme épouvantées des paroles qu’elles ont à laisser passer.

— Tu te trompes, Georges, je raisonne autrement aujourd’hui. Ou, plutôt, je n’ai jamais eu les pensées que tu m’as supposées. Tu ne m’as pas comprise. Certes, j’ai été et je suis encore effrayée et révoltée du genre d’existence que tu t’es décidé à choisir ; mais la vie qu’on mène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond, m’épouvante autant. Je n’ai jamais fait de différence entre les infamies que la loi autorise et celles qu’elle interdit ; le crime, pour être légal ne cesse point d’être le crime, et je savais que si l’on n’est pas un criminel, aujourd’hui, on est un esclave. Et, depuis que je vis seule, pendant ces mois où j’ai subsisté à la sueur de mon front, j’ai vu à quelle guerre intestine, sournoise et sans quartier, se livrent ces esclaves ; j’ai vu dans quelle horrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent le morceau de pain qu’ils s’arrachent. Non, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, ni en bas ni en haut, s’il n’existe rien qui puisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l’amertume. Voilà ce que je pensais, l’autre jour, après l’enterrement de notre enfant, lorsque j’ai voulu partir et que tu m’as retenue ; voilà ce que je pensais lorsque mon père m’a chassée de chez lui ; ce que je pensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu me demandais de te suivre…

Elle s’arrête, vaincue par l’émotion. Mais comme j’ouvre la bouche pour parler, elle me fait signe de me taire et reprend d’une voix véhémente :