Page:Darien - Le Voleur, Stock, 1898.djvu/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LE VOLEUR

je meurs d’envie de lui crier qu’il est un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bonté n’est que mensonge et sa complaisance qu’hypocrisie ; de lui dire qu’il s’intéresse autant à moi que le bandit à la victime qu’il détrousse… Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c’est moi qui les paye ; et l’argent qu’il me donne, toutes les semaines, c’est la monnaie de mes billets de banque, qu’il a changés. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceaux m’étranglent, j’étouffe de colère et de rage.


Plus tard, j’ai pensé souvent à ce que j’ai éprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de mes souffrances ; et j’ai compris que c’était quelque chose d’affreux et d’indicible, ces sentiments d’homme indigné par l’injustice s’emparant d’une âme d’enfant et provoquant ces angoisses infinies auxquelles l’expérience n’a point donné, par ses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivré subitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pour l’attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugée sans espoir, et s’allonger dans le mépris.


Mais ce n’est pas mon oncle que je méprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage — parce que je commence à pénétrer les choses — parce que je sens qu’un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables que soient ses moyens, ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise, c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné à mener pendant des années encore. Instruction ; éducation. On m’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !…

Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?… On m’incite à