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LE VOLEUR

inutile et bête, pour tuer le temps, et si j’ai le temps.


Cependant, il ne faut rien prendre au tragique. C’est pourquoi j’écarte les suggestions de Roger-la-Honte qui voudrait m’emmener à Venise. Qu’y ferais-je, à Venise ? Je m’y ennuierais autant qu’ici, d’un ennui incurable. Je me désespère dans l’attente de quelque chose qui ne vient pas, que je sais ne pas pouvoir venir, quelque chose qu’il me faut, dont je ne sais pas le nom, et que tout mon être réclame ; tel l’écrivain, sans doute, qui formule des paradoxes et qui se sent crispé par l’envie, chaque fois qu’il prend sa plume de sarcasme, de composer un sermon ; un sermon où il ne pourrait pas railler, où il faudrait qu’il dise ce qu’il pense, ce qu’il a besoin de dire — et qu’il ne pourrait pas dire, peut-être.

Non, je n’irai pas à Venise. Tant pis pour Roger-la-Honte ; il attendra. Je n’irais pas à Venise même si j’étais sûr d’y trouver encore un doge et de pouvoir le regarder jeter son anneau dans les flots de l’Adriatique. J’aime mieux passer mon anneau à moi, sans bouger de place, au doigt de la première belle fille venue. Qui est là ? Broussaille. Très bien. Affaire conclue.

Nous sommes mariés, collés. C’est fini, ça y est ; en voilà pour toute la vie. Si vous voulez savoir jusqu’où ça va, vous n’avez qu’à tourner la page.

Après elle, une autre ; et celle-ci après celle-là. Toutes très gentilles. Pourquoi pas ? Je ne les aime que modérément ; « l’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne », a dit Jean-Jacques, et c’est assez juste, de temps en temps. Pourtant, je leur donne, tout comme un autre Français, des noms d’animaux et de légumes, dans mes moments d’expansion : Ma poule, mon chat, mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m’arrête même pas au chou rose, et je vais jusqu’au lapin vert — à la française. — De plus, je fais tous mes efforts pour leur plaire ; et j’ai, comme autrefois Hercule, des