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LE VOLEUR

meurtries et tous les élans brisés — toutes les passions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah ! tout cela n’était pas mort ! Mon cœur desséché, racorni, s’était remis à battre ; il me semblait que je commençais à vivre, à soixante ans… Oui, je l’ai aimée, bien que ç’ait été atroce et ignoble, malgré le mépris et le dégoût que j’avais pour moi-même, malgré les ignominies qu’il fallait subir pour la voir, malgré tous les chantages… Oui, je l’ai aimée, bien que je n’aie pu la délivrer de la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai-je voulu l’arracher de là !… Mais j’avais peur du déshonneur dont on me menaçait alors comme elle m’en menace aujourd’hui… cette crainte du déshonneur qui fait faire tant de choses honteuses !… Oui, Je l’aime, et je ne peux pas… Oh ! c’est terrible !… Et je l’aime à lui sacrifier tout, tout ! Je l’aime à en mourir, à en crever, là, comme une bête…

Il se laisse tomber sur la chaise, cache sa tête dans ses mains, et des sanglots douloureux font frissonner ses épaules… Ah ! c’est lamentable, certes ; mais ce n’est plus ridicule. Non, pas ridicule du tout, en vérité. Il a presque cessé d’être abject, ce vieillard, ce maniaque de la justice à formules dont le cœur fut écrasé sous les squalides grimoires de la jurisprudence, qui s’aperçoit, lorsque ses mains tremblent, que ses cheveux sont blancs et que la mort le guette, qu’il y a autre chose dans la vie que les répugnantes sottises de la procédure, — ce pauvre être qui a vécu, soixante années, sans se douter qu’il était un homme…

Brusquement, il relève la tête.

— Monsieur, dit-il d’une voix qu’il s’efforce d’affermir, mais qui tremble, vous pourrez dire à Mlle Canonnier que je ferai selon son désir et que j’irai voir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vous ne voulez pas, sans doute, me donner l’adresse de Mlle Canonnier ? Non. Bien. C’est donc sous votre couvert que je lui ferai part du résultat de ma dé-