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LE VOLEUR

Un grand geste, qui semble vouloir balayer un monde, achève la phrase.

— D’autre part, reprend Canonnier, il faut une femme jeune, jolie, intelligente, adroite. Cette femme, ce sera Hélène. J’ignore quels sont ses sentiments actuels, et jusqu’à quel point le milieu imbécile dans lequel elle a vécu a influé sur elle ; mais je sais quelles seront bientôt ses convictions. Qu’elle soit l’élève de qui on voudra, peu m’importe ; c’est ma fille ; elle a du sang d’instinctif et d’indépendant dans les veines. Elle est assez jeune pour le sentir et pour voir clair, tout d’un coup, dès que je lui aurai dessillé les yeux… Ah ! je vais l’amener, continue-t-il comme la servante se retire pour aller chercher le potage. Bien entendu, pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce que nous sommes l’un et l’autre. Elle me prend pour un agitateur traqué à cause de ses opinions, et je lui ai parlé de toi comme d’un ingénieur qui écrit, de temps en temps, dans les revues. Il ne faut point l’effaroucher du premier coup, mais la conduire graduellement à entendre ce qu’il est nécessaire qu’elle comprenne. Je reviens…

Canonnier disparaît derrière la porte qu’il m’a désignée tout à l’heure. Qu’y a-t-il donc, dans cet homme-là ? Que rêve-t-il, et quels sont, au juste, ses projets ? J’entrevois une combinaison grandiose et basse, chimérique et pratique, inspirée par la haine de l’iniquité et par la soif du butin, par le désir de la justice et la passion de la vengeance ; toutes les idées révolutionnaires placées sur un nouveau terrain ; la désagrégation de la Société sous le vent du scandale, sous la tempête des colères personnelles et des rancunes individuelles ; et l’hallali sans pitié sonné, non plus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairon des instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face de leurs méfaits et rendus, enfin, responsables… Un rêve de barbare, peut-être. Et pourtant…

Je songe au sort d’un ami de Roger-la-Honte, qui