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LE VOLEUR

qui délivrerait le monde du joug infâme des honnêtes gens ? Si ç’avait été Barabbas qui avait chassé les vendeurs du Temple — peut-être qu’ils n’y seraient pas revenus…

Ma marche sans but m’a ramené près de la Halle aux Plumes. J’y entre ; car on en a ouvert les portes afin de permettre aux bonnes gens de Malenvers qui n’ont point pris part au banquet de se repaître, au moins, de la délicieuse éloquence de leur cher député.

La Halle, éclairée par de grands lustres qui pendent du toit au bout de câbles entourés de haillons rouges, a un aspect sinistre. On dirait un bâtiment d’abattoir transformé à la hâte en salle de festin ; ou bien, plutôt, un grand magasin de receleur dont toutes les marchandises volées auraient été enlevées sous la crainte d’une descente de police, et où se seraient attablés, dans le vain espoir de tromper les argousins sur la destination de l’immeuble, des individus suspects endimanchés à la six-quatre-deux. Des trophées de drapeaux sont accrochés aux murs qui suintent ; et, tout au fond, éclatant en sa blancheur froide de fromage mou, on distingue le buste d’une bacchante de la Courtille étiquetée R. F., un buste couronné de lauriers — coupés au bois où nous n’irons plus.

Autour de l’énorme table, les hommes publics, très rouges, semblent cuver un vin très lourd ; les citoyens de Malenvers tendent leurs oreilles en feuilles de chou ; leurs dames écoutent, très attentivement, aussi, pleines de componction, ainsi qu’à l’église ; les cocottes prennent de petits airs détachés (mais elles sont émues tout de même, les gaillardes ; je vois bien ça) ; les sténographes des agences noircissent du papier avec une rapidité terrifiante ; les journalistes prennent des notes ; la foule, vulgum pecus qui se presse le long des murs, bave d’admiration ; et, vers le milieu de la table, debout, avec des gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle, parle, parle…