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LE VOLEUR

chauve, en gilet blanc, qui parlait quand nous sommes entrés, je vous jure que je ne l’ai point oublié. Ses traits se sont gravés en moi sans que le temps ait jamais pu les effacer. Quand je veux, dans les circonstances graves, me représenter un homme d’État, c’est son visage que j’évoque, c’est son linge et son attitude que vient m’offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dont les admirations étaient certainement justifiées, ce n’est pas Gambetta, ni même M. Thiers, qui symbolisent pour moi le gouvernement nécessaire d’un peuple libre, mais policé. C’est ce monsieur, dont j’ignore le nom, dont les cheveux avaient quitté la France dans le fiacre à Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avait un si joli coup de fer, et qui condamnait le maïs, formellement et sans appel, au nom de la cavalerie tout entière.


J’ai trois souvenirs de ma mère.

Un jour, comme j’étais tout petit, elle me tenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu’une traite souscrite par un client était demeurée impayée. Elle m’a posé à terre si rudement que je suis tombé et que j’ai eu le poignet foulé.

Une fois, elle m’a récompensé parce que j’avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander l’aumône à la grille : « Allez donc travailler, fainéant ; vous ferez mieux. »

— C’est très bien, mon enfant, m’a-t-elle dit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions ; quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui.

Et elle m’a donné une petite carabine avec laquelle on peut aisément tuer des oiseaux.

Une autre fois, elle m’a puni parce que « je demande toujours où mènent les chemins qu’on traverse, quand on va se promener. » Ma mère avait raison, je l’ai vu depuis. C’est tout à fait ridicule, de demander où mènent les chemins. Ils vous conduisent toujours où vous devez aller.