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LE VOLEUR

Puis, il se tourne vers moi.

— Le voilà, Gambetta ! Tiens, là, là !

Oui, c’est lui, c’est bien lui. Je reconnais son œil — la place de son œil. — Il est là, au premier banc — le banc de la commission, dit un voisin qui s’y connaît — étendu de tout son long, ou presque, les mains dans les poches et la cravate de travers. Et, de toute l’après-midi, il ne desserre point les dents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séance fort intéressante, cependant, où l’on discute la qualité des fourrages — paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.

— C’est bien dommage que Gambetta n’ait pas parlé, dis-je à mon père, comme nous sortons.

— La parole est d’argent et le silence est d’or, me répond-il d’une voix qui me fait comprendre qu’il m’en veut de ma bévue de tout à l’heure. Mais je ne t’avais pas promis de te faire entendre Gambetta ; ça ne dépend point de moi. Je t’avais promis de te le faire voir. Tu l’as vu. Tu n’espérais pas quelque chose d’extraordinaire, je pense ?

Moi ? Pas du tout. Je ne m’attendais pas, bien sûr, à voir le tribun rincer son œil de plomb dans le verre d’eau sucrée, ou le lancer au plafond pour le rattraper dans la cuiller. Je sais qu’il est trop bien élevé pour ça.

— Que son exemple te serve de leçon, reprend mon père. Avec de l’économie et en faisant son droit, on peut aujourd’hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui.

Je crois que j’aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne l’avoue qu’à moi-même, j’ai été très désillusionné. Le Gambetta que j’ai vu n’est point celui que j’espérais voir. Non, pas du tout. Je ne me rappelle déjà plus sa figure : et si sa face — de profil — ne protégeait pas mon sommeil, pendant les vacances, j’ignorerais demain comment il a le nez fait. Est-ce que je ne suis pas physionomiste, comme l’assure mon père ?

Si, je le suis ; au moins quelquefois. Et le monsieur