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LE VOLEUR

Plus tard, mon père m’a procuré une joie plus grave. Il m’a fait voir Gambetta. C’était au Palais de Versailles, où se tenait alors l’Assemblée Nationale. La séance était ouverte quand nous sommes entrés. Un monsieur chauve, fortifié d’un gilet blanc, était à la tribune. Il disait que le maïs est très mauvais pour les chevaux. J’ai cru que c’était Gambetta.

Mon père s’est mis en colère. Comment ! je ne reconnais pas Gambetta ! Il est assez facile à distinguer des autres, pourtant. Ne m’a-t-on pas dit mille fois qu’il s’était crevé un œil parce que ses parents ne voulaient pas le retirer d’un collège de Jésuites ?

Si, on me l’a dit mille fois. Je sais ainsi qu’un fils a le droit de désobéir à ses parents quand ils le mettent chez les Jésuites, mais qu’il doit leur obéir aveuglement lorsqu’ils l’enferment ailleurs.

— Ah ! tu es vraiment bien nigaud, mon pauvre enfant ! À quoi ça sert-il, alors, d’avoir mis dans ta chambre le portrait du grand patriote ? Je parie que tu ne le regardes seulement pas, avant de te coucher… En tous cas, tu n’es guère physionomiste ; combien a-t-il d’yeux, le député qui parle à la tribune ? Un, ou deux ?

Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bien qu’il en a trois. Il a des yeux partout. Il en est plein. Je le vois bien, à présent ; mais, tout à l’heure, je ne pouvais rien voir ; j’étais ébloui. Ah ! j’ai été tellement ému, en pénétrant dans l’auguste enceinte, dans le sanctuaire des lois ! J’en suis encore tout agité. Et puis, je croyais que Gambetta ne quittait pas la tribune, que c’était lui qui parlait tout le temps — que les autres n’étaient là que pour l’écouter.

Mon père donne des explications aux voisins qui ébauchent des gestes indulgents, après avoir souri de pitié.

— Je ne comprends vraiment pas comment il a pu confondre ainsi… Il a toujours le premier prix d’Histoire et il reconnaîtrait M. Thiers à une demi-lieue…