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LE VOLEUR

assez. Je vous disais qu’il faudrait assurer des délassements aux classes inférieures. Eh ! bien, il n’y a qu’un délassement qu’on puisse raisonnablement leur permettre. C’est la lecture. La République a créé l’instruction obligatoire. Croyez-vous que ce soit sans intention ?

— Je serais porté à croire, hasarde le Monsieur triste, que l’instruction obligatoire a uniquement servi à former une race de malfaiteurs extrêmement dangereux.

— Quelques malfaiteurs, je ne dis pas. Et encore ! Mais, à côté de ça, quel bien n’a-t-elle pas produit ! L’instruction donne la patience, mon cher Monsieur. Elle donne une patience d’ange aux déshérités. Croyez-vous que si les Français d’aujourd’hui ne savaient pas lire, ils supporteraient ce qu’ils endurent ? Quelle plaisanterie ! Ce qu’il faut, maintenant, c’est répandre habilement, encore davantage, le goût de la lecture. Qu’ils lisent ; qu’ils lisent n’importe quoi ! Pendant qu’ils liront, ils ne songeront point à agir, à mal faire. La lecture vaut encore mieux que les courses, Monsieur, pour tenir en bride les mauvais instincts. Quand on a perdu sa chemise au jeu, il faut s’arrêter ; on n’a pas besoin de chemise, pour lire. Il faudrait créer des bibliothèques partout, dans les moindres hameaux ; les bourgeois, s’ils avaient le sens commun, se cotiseraient pour ça ; et l’on rendrait la lecture obligatoire, comme l’instruction, comme le service militaire. L’école, la caserne, la bibliothèque ; voilà la trilogie… Du papier, Monsieur, du papier ! …

Le Monsieur triste ferme les yeux et semble vouloir s’endormir. Le Monsieur jovial en fait autant. Moi, je songe aux dernières phrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond, il n’a pas tort, ce gredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale ; aujourd’hui, la bibliothèque. « Ceci a tué cela » — toujours pour tuer l’initiative individuelle. — Du papier pour dévorer les épargnes des pauvres ; du papier pour boire leur énergie…