Page:Darien - Le Voleur, Stock, 1898.djvu/168

Cette page a été validée par deux contributeurs.
151
LE VOLEUR

jours les mêmes songes. Il me semble que j’ai vécu dans un rêve ; que j’ai traversé comme un halluciné toute l’horreur des réalités brutales, et que je suis condamné maintenant à exister au hasard, seul, sans espoir et sans but, jusqu’à ce que vienne le réveil…

Le réveil, il n’est peut-être pas loin. N’est-ce pas un piège que me tend l’abbé en m’appelant à Paris ? Qui me dit qu’il ne va pas me trahir ?… Hé ! qu’il me vende, si ça lui plaît ! Que m’importe ? Un peu plus tôt, un peu plus tard… et je ne veux pas flancher.

Je jette le télégramme sur une table. J’en recevrai un autre demain matin, sans doute.


Non, ce n’a pas été pour ce matin. Alors, il faut que j’attende toute la journée…

Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureuses créatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s’achèvent même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énorme force qu’il leur est interdit de dépenser.

Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux… Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre les paupières mi-closes ; les yeux d’ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement ; les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d’un jeu de neige