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LE VOLEUR

faisons tous nos efforts pour donner raison à Henri Heine ; et nous avons pris le parti de vivre sur le commun. Je suis — pour employer, en la modifiant un peu, une expression de Talleyrand — je suis un déloyal Européen.

« Pourtant, me dis-je quelquefois à moi-même, pourtant, mon gaillard, si tu n’avais pas eu un petit capital pour commencer tes opérations, pour t’insinuer dans la société des gens qui t’ont aidé de leurs conseils et de leur exemple, où en serais-tu à l’heure qu’il est ? » Question grave dont la réponse, si je voulais la donner, serait fort probablement une glorification du capital — qui pourrait se transformer rapidement, par un simple artifice de rhétorique, en une condamnation formelle. — Mais je ne me donne guère de réponse. Je me réjouis seulement de n’avoir pas été réduit, pour vivre, à me livrer à des soustractions infimes, à donner un pendant à la lamentable histoire de Claude Gueux. Je n’ai jamais volé mon pain — dans le sens strict du mot — et me voici propriétaire, ou peu s’en faut.

J’ai acquis en effet, par un long bail, la possession d’une gentille petite maison, dans un quartier tranquille de Londres. La vie que j’avais menée jusque-là ne me convenait pas beaucoup ; hôtels, boarding-houses, clubs, etc., ne me plaisaient qu’à moitié. Et la société de mes confrères, bien que fort agréable quand l’ouvrage donne, m’inspirait un certain ennui, par les temps de chômage. Je suis certainement bien loin d’en penser du mal ; mais, au risque de détruire maintes illusions, je dois le dire avec franchise, quoique avec peine : les vices des canailles ne valent pas mieux que ceux des honnêtes gens.

C’est une circonstance assez singulière qui m’a conduit à louer cette petite maison. Je passais un soir, vers minuit, dans une rue déserte, lorsque j’aperçus une forme noire accroupie sur les marches d’un bâtiment ; quelque pauvre vieille femme, sans argent et sans gîte, qui s’était résignée à passer là sa nuit.