Page:Darien - Le Voleur, Stock, 1898.djvu/137

Cette page a été validée par deux contributeurs.
120
LE VOLEUR

le cou ; et quant aux pauvres qui en font autant, je pense qu’il faut qu’ils soient rudement lâches pour aimer mieux assassiner leurs petits que de faire rendre gorge aux gredins qui leur enlèvent les moyens de les élever.

— Tu as raison ; pourtant, il faut dire la vérité : les filles pauvres, si grande que soit leur misère, se résolvent difficilement à l’acte qui coûte si peu aux dames des classes dirigeantes. Si elles n’étaient point traquées comme elles le sont, les malheureuses, mises en surveillance, dès qu’on s’aperçoit de leur grossesse, par les mouchards payés ou amateurs qui pullulent en France et qui veillent à ce qu’elles payent l’impôt sur l’amour ; si elles n’étaient point affolées par les formalités légales, que nécessite la conscription, et qui doivent stigmatiser leur vie à elles et l’existence de leurs enfants, elles auraient bien rarement recours aux manœuvres abortives. Quant à la bourgeoisie — c’est la bourgeoisie avorteuse.

— À tous les points de vue, dis-je ; elle ne mérite pas d’autre nom. C’est la bourgeoisie avorteuse.

— Bravo ! crie Roger-la-Honte. Vilipendons la bourgeoisie ! Nous en avons bien le droit, je crois, nous qui sommes obligés d’en vivre.

— Ah ! dit Ida, on n’en dira jamais ce qu’il en faudrait dire… Oh ! à propos, Roger, j’ai revu ma cliente… Tu sais bien, la petite femme du monde que j’avais mise en rapports avec Canonnier et qui lui a donné de si bons tuyaux. Elle est venue me voir le jour où je suis partie pour Londres, et m’a dit de faire mon possible pour lui ramener quelqu’un. Si tu venais, hein ? Nous partirions ensemble demain soir.

— Attends un peu, répond Roger ; il faut que je réfléchisse… Et toujours pas de nouvelles de Canonnier ?

— Non ; depuis plus de deux ans. Tout ce qu’on a su, c’est qu’il s’était échappé de Cayenne, il y a six mois… On dit qu’il est en Amérique… C’est sa