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LE VOLEUR

bientôt quarante-huit ans, mon enfant ; et s’il fallait chercher le nombre des jours heureux de mon existence, je pourrais faire le compte sur les doigts d’une main. Et ta mère, ta pauvre mère dont les prodiges d’abnégation et de sacrifice vous ont élevés tous les trois, ta pauvre mère dont la vie a été un long renoncement et à qui je n’ai jamais pu, malgré tous mes efforts, procurer l’ombre d’une joie… Ah ! oui, je suis obligé de le penser, ce monde est mal fait qui met tous les plaisirs ici et là toutes les souffrances, qui ne sait point faire la part plus égale entre les hommes et qui crée le rire des uns des larmes que versent les autres… » Mon père terminait en me recommandant de ne plus lui écrire, sous aucun prétexte, jusqu’à ce qu’il m’en eût donné avis.

— Et tu n’as plus eu de ses nouvelles ?

— Si, un mois après, par les journaux. J’ai appris que mon père avait été arrêté sous l’inculpation de détournement de fonds. Il avait été chargé par son patron, l’architecte, d’aller régler les comptes d’un entrepreneur et on lui avait remis, à cet effet, soixante mille francs ; ces soixante mille francs, il les avait perdus en route, sans pouvoir s’expliquer comment ; et, pendant l’enquête, on l’avait mis en prison préventive ; suivant la bonne habitude française. Trois semaines plus tard, les journaux m’apprirent encore qu’on avait remis mon père en liberté ; on n’avait pu trouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-huit ans de vie sans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu vois que l’honnêteté sert tout de même à quelque chose.

— Alors, il n’était pas coupable ?

— Quelle plaisanterie ! C’est moi qui ai été chercher les billets de banque français où ils étaient en sûreté et qui les ai changés contre des bank-notes anglaises… Aujourd’hui, mes parents sont très heureux ; ils ont quitté Paris ; ils tiennent à Vichy un hôtel qu’ils ont acheté et qui leur rapporte pas mal.