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LE VOLEUR

— Le plus tôt possible me fera plaisir, affirme l’industriel ; on ne traite bien les affaires que devant une bonne table ; c’est pourquoi, je pense, les pauvres ne réussissent jamais ; ils mangent si mal ! Ne tardez pas trop, et venez de bonne heure ; nous irons faire un tour à l’usine avant déjeuner.

Il nous donne son adresse : 67, rue de Darbroëk ; et se retire après force compliments, absolument enchanté de lui.

— Pourquoi m’avez-vous imposé une pareille corvée ? demandai-je à Issacar.

— Vous le verrez bientôt, me répond-il en souriant. Mais que pensez-vous du personnage ? C’est un symbole. À une époque où tout, même les plus vils sentiments, perd de sa force et se décolore, l’égoïsme pur, sans mélange et naïf ne se rencontre plus guère que dans les classes moyennes ; mais il s’y cramponne. Et quelle inconscience ! Cet homme que vous venez de voir était candidat aux dernières élections municipales, candidat libéral et démocratique ; il représentait la démocratie, la seule, la vraie !

— Il la représente encore, dis-je. La vraie démocratie est celle qui permet à chaque individu de donner, en pure perte, son maximum d’efforts et de souffrance ; Prudhomme seul ne l’ignore pas. Ah ! quelle lame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie ?… Et comme tout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement ! Ce qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c’est son manque de dignité ; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sang des misérables, elle n’en a pu faire un manteau de pourpre.

— Et quand les déshérités la prendront aux épaules pour la jeter dans l’égout où elle doit crever, on ira leur demander leurs raisons, on s’étonnera de leur manque de ménagements, on leur reprochera leurs façons brutales… Ah ! l’ironie anglaise : « Le chien, pour arriver à ses fins, se rendit enragé, et mordit l’homme »…

— Ma foi, dis-je, c’est presque un soulagement,