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viennent de voler aux veuves de leurs victimes ; et la meule continue à tourner, un peu plus vite, mais silencieuse.

Ce que la Justice et la Charité estiment surtout chez les malheureux, c’est leur résignation. La résignation est une vertu chrétienne. Lorsqu’on est pauvre, il y a une place toute marquée pour les vertus, et particulièrement les vertus chrétiennes : l’égout.

« Les pauvres sont les nègres de l’Europe », ricanait Chamfort. Aujourd’hui, dire une chose pareille serait calomnier les nègres. Leurs progrès, depuis qu’ils jouissent de la liberté qu’ils ont conquise, en somme, beaucoup plus qu’on ne la leur a donnée, ont été énormes ; on a prouvé qu’aux États-Unis ils ont franchi, à tous les points de vue, la plus grande partie de la distance qui les séparait des blancs. Durant ce temps, la marche de leurs frères à peau blanche fut bien lente, en proportion ; elle ressembla fort à un piétinement. Il est certain que l’état politique et social d’Haïti, cette France noire, n’est inférieur en aucun point à celui de la France blanche — la belle France.

Presque tous les nègres haïssaient leur esclavage. Presque tous les pauvres aiment leur pauvreté. Je n’exagère pas ; ils l’aiment. Ils y sont attachés par des multitudes de liens, d’habitudes dont il leur coûterait de se séparer. Ces habitudes ont été enfantées par la misère, et mourraient avec elle. Beaucoup d’indigents, et surtout d’indigentes, en pleureraient la disparition et, en fait, regretteraient longtemps leur indigence. L’homme, en général, n’est pas enclin au progrès. « La misère, dit Rousseau, ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir. » Or, l’homme (et le pauvre, en particulier,) ne connaît point son pouvoir ; mais il y a quelque chose qu’il connaît moins encore : ce sont ses besoins. Il cherche à en avoir le moins possible. Les déshérités, à ce point de vue, ont dépassé toutes les bornes ; ils sont parvenus à supprimer leurs besoins les plus élémentaires ; le peu dont ils se contentent est stupéfiant. À une époque comme la nôtre, pleine de possibilités énormes