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La Patrie, aujourd’hui, — et, hélas ! depuis si longtemps ! — la Patrie, c’est la somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce abjecte. C’est une comédie sinistre.

Un bœuf de Durham est de race anglaise ; un mulet du Poitou est de race française ; (il n’y a de race française que pour les animaux) ; ces bêtes ont-elles une patrie ? Les pauvres n’en ont pas davantage. Quel intérêt les attache au pays dans lequel les fit naître le hasard ? Aucun. Quelle garantie d’existence leur donne leur naissance sur un certain point du globe ? Aucune. Quelle solidarité existe entre eux, qui n’ont rien, et ceux qui possèdent tout ? Aucune. Quels liens, quel contrat moral, même quels efforts communs, voire quelles légendes, les lient les uns aux autres ? Néant. Et réellement, quel antagonisme d’intérêts peut exister entre un pauvre allemand et un pauvre français ? Quelles inimitiés raisonnables peuvent les diviser ? Il est bien certain qu’ils sont frères d’infortune, que les différences que l’on peut constater entre eux ne sont que superficielles. Proudhon avait raison de dire que la nationalité est surtout le résultat d’institutions politiques communes ou de la contrainte exercée par le Pouvoir central. Oui, c’est l’habitude d’une servitude identique ; la marque du même joug sur le cou.

Ces Pauvres, que les Riches arment les uns contre les autres pour les luttes que provoquent les querelles de vanité ou les rivalités commerciales, ces Pauvres eurent, il y a quelque trente-cinq ans, l’idée la plus extraordinaire et la plus touchante qui se puisse concevoir. Ils constatèrent que, quel que fût leur pays d’origine, ils n’avaient pas de patrie ; et ils résolurent de se lier les uns aux au-