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traité grâce auquel nous prospérons, nous, les riches ; grâce auquel nous pouvons nous soûler du sang des misérables. La possibilité de la guerre de revanche — que c’est notre seule mission de préparer — est donc écartée. Quel bonheur ! Et si, par impossible, cette guerre éclate quand même, et si (comme c’est probable) nous sommes encore vaincus, nous pourrons contenir le peuple ; lui dire que s’il bouge, les Russes ne viendront pas nous aider, et lui faire prendre patience — ce qui est le grand point — jusqu’aux capitulations libératrices. Et après, si, comme en 1871, il se rend compte de la comédie jouée par nous et tente de se soulever — mon Dieu ! nous recommencerons 1871, nous aussi !…

Voilà les idées qui me chevauchent par la tête, bien malgré moi, mais que je me garde d’exprimer. Je n’énonce que les idées qu’exprimait mon père, ou qu’il exprimerait. J’ai promis de l’imiter en tout et je tiendrai parole. Cependant, je ne suis pas maître de mes pensées ; du reste, je ne sais point si les mêmes pensées, malgré leur peu d’orthodoxie, ne se présenteraient pas à l’esprit de mon père. S’efforcer de penser ce qu’on dit et de ne pas dire ce qu’on pense, tout est là, quand on veut faire son chemin.

Du chemin, j’en ai déjà fait beaucoup, aux côtés du général Knoutkoff. Nous avons parcouru Paris en tous sens, avec des haltes aux bons endroits. Actuellement, nous sommes en route pour Châlons ; le général va jeter un coup d’œil — le coup d’œil du maître — sur les derniers préparatifs de la revue qui doit avoir lieu après-demain. Les troupes commencent à encombrer les localités qui avoisinent la plaine fameuse. C’est avec peine que j’ai pu découvrir un logement convenable pour Isabelle au Grand Mourmelon ; Isabelle mourrait de chagrin si elle n’assistait pas à la revue ; il y aura place pour elle dans la tribune officielle, grâce à l’aimable entremise du général Knoutkoff.