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point, ne nous consument point, n’existent que relativement. Nous ne les empalons pas, ainsi que de ridicules rabat-joies, sur la seringue verticale des grands principes ; nous n’avons pas de temps à perdre à de pareilles sottises. Mon père n’aurait pas donné sa vie pour son fils, comme Loizerolles ; mais il ne l’aurait pas condamné à mort, comme Brutus. En somme, je crois que notre affection commune n’a jamais eu d’autre base que l’habitude, n’est que l’intérêt tempéré et pour ainsi dire artistique que porte la créature au créateur, et sans doute le créateur à la créature. Cet intérêt, surtout par le temps qui court, peut être considéré comme de l’affection. Et une semblable affection est-elle durable ? Hélas ! non.

Je ne sais pas pourquoi je m’écrie : Hélas ! Cette interjection n’a rien à faire ici. J’aurais dû simplement dire : Non.

Non, non, une semblable affection n’est point durable. Elle ne persiste qu’autant que les êtres qu’elle influence existent, communiquent, sont conscients de leur présence, de leur force réciproques. Car, ne procédant que de l’habitude, elle ne trouve son essence que dans la dérisoire réalité de la vie actuelle, dans ses institutions et ses complications ; elle n’a nul effet créateur et fécond sur la vie intérieure, mentale et morale, et ne peut donc s’affirmer dans le souvenir. La mort la brise, d’un seul coup, et en détruit la mémoire même avant que soient équarries les planches dont on va faire le cercueil.

De cela je viens de me rendre compte, à l’instant même. Lorsque je me suis trouvé, subitement, en présence du cadavre de mon père — car il était mort deux heures avant mon arrivée à Nortes — j’ai senti monter en moi un grand flux d’aversion, j’ai été secoué d’un remous d’amertume. Bile, fiel, rancune, exécration. J’avais besoin de lui ; peut-être avait-il besoin de moi ; nous aurions pu nous aider encore, puisque nous étions