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Empereur. Et il a parlé à mon père du livre que m’avait apporté l’aumônier. Mon père a haussé les épaules.

— Oui, oui, vous avez raison. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes entre deux feux. La calotte d’un côté, le spectre rouge de l’autre. Les pékins sont las de gagner de l’argent ; l’empire les a gavés ; et maintenant, ils ont une indigestion. Qu’est-ce que vous voulez faire à ça ? Quant à la propagande des oiseaux noirs, quant aux bouquins qu’ils distribuent, ça ne produit pas plus d’effet qu’un cautère sur une jambe de bois. L’influence du livre, c’est de la blague. Il n’y a qu’une chose qui ait une influence : c’est ça.

Et, du plat de la main, il a frappé son épée.

— Vous n’avez peut-être pas tort, a dit M. Freeman ; cependant l’esprit public devrait être mis à l’abri…

— Il n’y a pas d’esprit public en France, a répondu mon père. La Dette publique nous suffit.

M. Curmont, lui, croit à l’existence de l’esprit public. Il croit à l’Opinion, à l’Histoire, aux Principes et au jugement de la postérité ! Il a des convictions profondes… Il a surtout une petite fille qui s’appelle Adèle et qui est la plus charmante petite fille que j’aie jamais vue. À vrai dire, elle n’est pas toute petite ; elle est même plus grande que moi. Elle a douze ans, et je n’en ai que huit. Mais elle est si mignonne, si délicate et si fraîche ! Avec ses grands yeux bruns, les longues boucles mordorées de ses cheveux soyeux, et sa petite bouche rose à la moue pensive, elle donne l’idée d’une de ces poupées, qu’on expose dans les magasins luxueux, à l’époque des étrennes. Elle est presque aussi rose qu’une poupée ; pas triste, mais pas bruyante ; très raisonnable et très instruite aussi. Elle joue du piano presque aussi bien que sa mère. Je l’ai entendue jouer et j’ai été honteux de ne rien savoir, ni musique, ni autre chose ; j’ai regretté qu’on ne m’eût rien fait apprendre. La musique aussi m’a ému