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essayé deux ou trois fois de plaisanter la pesanteur d’esprit de l’industriel devant le général ; mais ce dernier a pris un front sévère et a changé le sujet de la conversation. Il est impossible que son opinion diffère de la mienne ; il est bien plus probable qu’il a de bonnes raisons pour ne point l’exprimer. Après tout, peu importe. Pilastre est, actuellement, un lourdaud ; mais il n’a pas encore atteint la cinquantaine, et tout espoir n’est pas perdu. Pilastre est très militaire, très cocardier ; cela peut prouver qu’il est d’esprit libre, car le sentiment de la liberté, c’est le sentiment du pouvoir au repos ; et ce sentiment ne peut être inspiré à un être ou à une nation que par les armées permanentes modernes, qui sont un pouvoir et qui sont au repos. Le chauvinisme de Pilastre, d’ailleurs, n’a rien d’attristant.

— Shakespeare, Gœthe, Ibsen, Carlyle, dit-il, corrompent le goût français, embrument l’inspiration gauloise. Cependant, il ne faudrait pas aller trop loin. Ainsi, il y a quelque chose dans la musique de l’Allemagne, bien que j’aie cru de mon devoir de protester contre la première représentation de Lohengrin. Et il n’existe peut-être pas aujourd’hui, à Paris, dix écrivains égaux à Shakespeare.

Je suis souvent invité par M. Pilastre, qui habite un grand appartement du boulevard Malesherbes. J’accepte presque toujours ces invitations ; et la raison pour laquelle je les accepte est justement celle qui m’avait poussé à me promettre à moi-même de les décliner le plus souvent possible. Mlle  Pilastre, dès l’instant où je l’ai revue, a exercé sur moi une grande attraction. L’impression pénible qu’elle m’avait produite autrefois ne s’est pas renouvelée ; les sentiments qu’elle excite en moi à Paris sont tout différents de ceux que m’inspirèrent à Malenvers, à une époque où nous étions plus jeunes tous deux, sa difformité et sa faiblesse. Je cherche à m’expliquer ces choses.