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— Tu as raison, dit Adèle. Tu n’es pas poussé au mariage par des raisons d’honneur, n’est-ce pas ? Un homme d’honneur, je le sais, doit toujours payer ses billets protestés et ses dettes de jeu, même s’il doit se marier pour trouver de l’argent. Mais tel n’est point ton cas, j’en suis sûre. Un mariage même avec une demoiselle plus ou moins apparentée à des archevêques à plume blanche, ne te servirait pas à grand’chose. Vois-tu, il n’y a rien à faire sous l’épaulette. La carrière militaire n’a plus d’issue. Ni pour les intelligents, ni même pour les sots. Regarde, par exemple, ces deux hommes : Boulanger et Porchemart. Ils avaient tous deux tout ce qu’il faut pour réussir. Boulanger était un imbécile et avait pour lui tous les imbéciles. Porchemart était une intelligence et il était seul. Cependant ils n’arrivent à rien, ni l’un ni l’autre. Pourquoi ? Parce qu’ils portent l’épaulette. Et les gens qui portent l’épaulette sont désormais les sous-ordres, les comparses ou les victimes des gens qui ne la portent point.

— On ne réussit pas toujours non plus, dis-je en ricanant, dans les professions civiles. Ton frère, si je voulais citer quelqu’un… Je lis les journaux, tu sais.

— Tu ferais mieux de lire l’Annuaire, répond Adèle froidement. Tu y verrais depuis combien de temps tu es lieutenant. Quant à mon frère, il a mal tourné, c’est vrai. Mais, mon cher, c’est grâce à moi. J’avais une vengeance à satisfaire, tu te rappelles ? Je lui ai lancé une petite femme, dans sa préfecture ; une petite femme dont j’étais sûre et qui avait les dents longues. Il a commis des faux. Pas grand’chose, par le temps qui court ; mais ils sont tombés dans mes mains. C’est moi qui ai provoqué le scandale, indirectement. On a été obligé d’arrêter Albert. C’était le bagne. Le gouvernement, au dernier moment, lui a permis de s’échapper, de disparaître. Réflexion faite, je préfère le laisser où il est — à perpétuité.