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plète nullité du comte ; il n’avait pas exagéré. Intellectuellement, cet aristocrate est un fantôme ; et les idées qu’il exprime en phrases toujours les mêmes ont perdu leur dernière goutte de sang, au siècle dernier, sous le couperet de la guillotine. Comment des créatures semblables peuvent-elles exister de nos jours ?

— On les fabrique, dit l’abbé ; et non sans difficulté, croyez-le. Pour ma part, je me donne un mal énorme à faire de mon jeune élève le digne successeur de son père. J’y réussirai, car je me pique d’honneur ; mais c’est souvent pénible. Vous avez quelque peu parlé avec le jeune homme et vous avez facilement sondé la profondeur de sa sottise. Cette sottise, vous l’avez deviné, ne peut être naturelle. Laissé à lui-même, cet enfant serait devenu un Movéans-Pilastre, un aristocrate dans lequel se serait agité le bourgeois ; un bourgeois possédé d’un aristocrate. De ce conflit dans un être moyennement doué aurait pu naître quelque chose. C’est ce quelque chose que je suis chargé de condamner à l’avortement. L’enfant, au lieu de devenir un Movéans-Pilastre, deviendra donc un Movéans tout court ; vicomte d’abord ; comte ensuite. Homme, jamais.

— Des hommes dans les rangs de l’aristocratie seraient cependant utiles à l’Église pour sa lutte contre les peuples.

— Des hommes ne sont utiles qu’à eux-mêmes, dit l’abbé. Du reste, l’Église ne lutte point contre les peuples. Elle les bénit. C’est bien suffisant. J’oserais dire que l’Église est faite pour les peuples si je n’étais convaincu que les peuples sont faits pour l’Église. Les peuples d’aujourd’hui, surtout. Leur vie est essentiellement religieuse. La raison d’être de leur existence, qui est aussi la base même de la religion, c’est la croyance irraisonnée, l’obéissance aveugle. On croit sans examen, sans discussion, par simple besoin de croire. On a foi dans l’État, dans la presse, dans la science, dans l’armée, dans tout ce qui