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ne crois pas que le conflit de 1870 ait coûté à l’Allemagne un seul grand homme. Quant à nous, nous n’avons guère perdu que Henri Regnault. Une perte ? Le cheval du général Prim suffit à l’étonnement des vétérinaires. »

« Napoléon considérait la guerre comme un jeu. Et pourquoi la considérer autrement ? Nous sommes trop sérieux lorsque nous parlons de la guerre. On dirait que nous ignorons l’existence des abattoirs. Un beau paysage a sans doute causé plus de souffrances, en tortures de plantes, en agonies d’insectes, qu’une bataille en douleurs humaines. Fatuité ridicule, de toujours plaindre l’homme et rien que lui. »

« Nos chères provinces ne nous ont jamais coûté aussi cher que depuis que nous ne les avons plus. Ce sont de chères provinces. Il faudrait tout de même essayer de les reprendre, par raison d’économie. La chair à canon devrait bien comprendre ça, et descendre de son étal. »

« Le malheur de l’humanité vient de ce qu’elle a préféré, en somme, la balance au sabre, la supposant moins meurtrière. Tant que la balance existe, on ne peut juger un homme que par la façon dont il sait donner et recevoir un coup de sabre. C’est assez bête. Pourquoi tolère-t-on la balance ? »

Il me semble, je ne puis m’expliquer pourquoi, que le général a une confidence à me faire, qu’il est souvent sur le point de me révéler quelque secret important. Il commence des phrases, hésite, s’arrête ; c’est comme s’il reculait devant le moment où il devra parler. Après tout, il n’y a là sans doute qu’un effet de l’extrême faiblesse du mourant et je me suis déjà reproché plus d’une fois de donner prise à l’extravagance des pressentiments. Mais ces pressentiments, hier, ont été pleinement justifiés. Le général m’a fait signe de m’approcher de son lit.

— Écoutez-moi bien, m’a-t-il dit. J’ai de l’affection pour vous et je veux vous en donner la preuve avant de