Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/235

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment, dans cette tête qu’ont entièrement vidée les événements qui se sont précipités, c’est ce verbiage professionnel, creux, stupide, qui revient et qui revient seul. Le duc de Schaudegen s’arrête. Je me décide à lui poser une question qui, comme on dit, me brûle la langue.

— Mon général, je voudrais vous demander quelque chose, quelque chose qui m’intéresse beaucoup. J’espère que vous aurez la bonté d’excuser mon indiscrétion. Je voudrais savoir si, réellement, vous avez été heureux.

— Heureux ! s’écrie le général en tressautant. Heureux ! Qu’est-ce que vous voulez dire ? Heureux ? Est-ce que je sais, moi ?…

Et il semble se mettre à chercher la solution d’un difficile problème, les mains sur les genoux, la bouche ouverte. La voiture s’arrête. Je descends et paye le cocher. Nous suivons, le général et moi, une petite rue ; puis, une autre petite rue, bordée de murs de jardins. Dans un de ces murs, une porte basse. Le général l’ouvre et je la referme derrière moi. Nous longeons quelques plates-bandes, où des arbrisseaux poussent leurs premières feuilles ; nous montons le perron d’une petite maison et nous pénétrons, au rez-de-chaussée, dans un salon meublé de bric et de broc. Le duc s’assied sur une chaise, près d’une table, prend sa tête dans sa main et reste silencieux quelques instants.

— Vous désirez savoir, dit-il soudainement, en me regardant bien en face, si j’ai été heureux. C’est une question que je ne m’étais pas posée, jusqu’ici. Mais je puis y répondre aujourd’hui. Non, je n’ai pas été heureux. J’ai été effroyablement malheureux ; toujours, toujours. Pourquoi ? Je ne sais pas…

Moi, je sais. C’est parce que le bonheur est à vendre ; alors, personne ne peut l’acheter… Le duc reprend :

— Oui, j’ai été très malheureux. Aussi, je n’ai nul regret de la vie ; je suis prêt à mourir.