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devrais pas me laisser emporter à de pareilles vivacités de langage. Je ne devrais pas, pour moi. Quant aux hommes dont vous parlez, ils méritent ça ; ils méritent n’importe quoi ; ils méritent tout. Comment voulez-vous qu’on respecte des êtres qui ne se respectent pas eux-mêmes ? On insultait autrefois les cochons vendus ; que dire des cochons qui se donnent ? Cochon pour cochon, je préfère celui qu’on amène de force au marché, avec la marque rouge de la misère sur les fesses, à celui qui vient se présenter de lui-même à l’abattoir, la queue en avant. Le seul résultat de la création des armées nationales a été l’avilissement du prix de la chair à canon ; et aussi de sa valeur morale. Qu’est-ce que c’est que ces troupeaux culottés de rouge auxquels c’est notre métier d’apprendre à marquer le pas ? Pouvez-vous me dire ce que c’est ? À part un certain nombre de caractères que nous ne voyons point ou que nous voyons peu, parce qu’ils ne se soumettent pas à la loi, parce qu’ils désertent ou parce qu’ils sont envoyés à Biribi, y a-t-il là autre chose qu’une masse inconsciente et servile ? Et quand ces malheureux quittent la caserne, à part encore de rares exceptions, leur échine est façonnée à l’ignominie de tous les esclavages, y compris l’esclavage du garde-chiourme. Ils deviennent des Ilotes avachis ou gueulards, ils deviennent des gendarmes, des policiers, des mouchards. À la caserne, on fait d’eux des machines, des abrutis, des larbins, tout excepté des soldats. Devant une telle situation, ils se taisent, comme dit l’autre, sans murmurer. Ils admettent qu’on leur prenne cinq ans de leur existence afin de leur inculquer, exclusivement, le respect et l’admiration de l’obéissance passive. Et remarquez qu’on fait tout pour les inciter à rejeter un pareil système, pour les pousser à la rébellion. Vous me reprochez mon langage injurieux à leur égard ; hélas ! il n’a jamais provoqué aucune réplique ; et l’insulte me monte aux lèvres devant tant