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lesquelles s’affirme cette coagulation d’intérêts pitoyablement égoïstes et de traditions ratatinées que des idiots cherchent à exalter sous le nom d’esprit de corps. Le lieutenant Deméré n’est plus tout jeune ; plutôt trente-six ans que trente-cinq ; plutôt grand que petit ; plutôt gras que maigre ; plutôt blond que brun ; avec des yeux couleur d’acier, des dents blanches que montre rarement le rire, mais qu’expose souvent le rictus du mépris ; une voix forte, claire et précise ; des gestes rares et décisifs. Vous voyez le type. Sérieux, l’air perpétuellement ennuyé et même dégoûté, taciturne, il vit très à part et semble prendre une joie sauvage à éviter la fréquentation de ses collègues. On le voit fort peu au cercle, rarement aux réceptions et aux bienvenues, jamais à l’église. On dit qu’il est protestant, et le bruit court qu’il a des vices. On l’aime peu ; et si l’on tolère sans des moqueries trop vives l’isolement auquel il tient, c’est qu’il a dans son passé plusieurs duels qui furent sanglants. Au cours de quelques conversations que j’ai eues avec lui, j’ai pu m’apercevoir que son instruction est de beaucoup supérieure à celle des porteurs d’épaulette ; il sait des langues vivantes, que l’immense majorité des officiers français ignore éperdument ; et il connaît beaucoup d’autres choses fort nécessaires aux militaires et dont les mêmes officiers, généralement, ne soupçonnent même pas l’existence. Comme je le questionnais sur les raisons de son lent avancement, il m’a fait des réponses vagues. Je me demande si ces raisons ne sont point la rudesse bourrue qu’il apporte dans le service et sa brutalité à l’égard des hommes qu’il commande. Hier, pendant l’exercice, j’ai été vraiment choqué d’entendre les observations grossières qu’il adressait aux recrues sous ses ordres. Comme nous suivions le même chemin en sortant de la caserne, j’ai pris la liberté de lui faire part de mes impressions.

— Vous avez raison, m’a-t-il répondu vivement. Je ne