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Ce magnifique spectacle, comme disent les journaux, ayant été offert à la badauderie nationale qui tient à s’assurer, chaque année, que nous avons reconquis notre situation en Europe, les régiments procèdent à la libération annuelle ; c’est-à-dire qu’ils se désorganisent complètement ; c’est-à-dire que tous les ans, après la théâtrale parade des grandes manœuvres, l’armée française se trouve dans un état de désarroi complet qui persiste pendant plusieurs mois. Quant à nous, officiers, nous reprenons le monotone tran-tran de notre existence, un instant interrompu par des exercices qui nous ont fait passer d’une théorie inutile à une pratique vaine.

Mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. Mais vivre pour la patrie est aussi une belle chose ; et même une chose normale. Aussi notre existence semble-t-elle naturelle à tout le monde ; à moi d’abord, à part de rares exceptions ; à mes collègues, en corps et individuellement ; aux soldats en général, à la population civile en général ; au cafetier chez lequel nous aimons à nous réunir et qui, si j’en crois une communication à moi faite par Gédéon Schurke, est un espion ; à ma propriétaire, excellente personne à sentiments chauvins et qui, afin d’épargner à son fils les horreurs de la conscription, empoisonne lentement son mari ; et à une cabotine de beuglant, déjetée, patriote et sentimentale, dont j’essuie les plâtres.



Il y a pourtant dans mon régiment un homme qui ne trouve pas naturelle l’existence que nous menons. C’est le lieutenant Deméré. Je raconte ces faits et je cite son nom parce que, bien que son influence directe sur ma vie dût être nulle, mes courtes relations avec lui devaient servir de prétexte à l’une de ces persécutions basses par