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femmes nous laissent peu de répit, mais les hommes nous persécutent ; principalement sous prétexte qu’en cas de guerre ils seraient nos collègues, ayant des grades dans la réserve ou la territoriale. Des ingénieurs, un maître de forges, des avocats, un trésorier-payeur, un conseiller de préfecture, de gros négociants, tous officiers supérieurs de territoriale, nous abreuvent en ville et nous hébergent en leurs châteaux. D’autres personnages, moins importants, mais qui se galonnent pour les bals officiels, fréquentent assidûment le café que nous honorons de notre clientèle. Rien, dans ces hommes-là ; pensées rancies, habitudes sèches, égoïsme aveugle et forcené ; nulle compréhension des besoins de leurs concitoyens déshérités, d’un patriotisme réel. Ils sont friands de conversations sur la tactique et la stratégie, qu’ils ne comprennent point ; d’anecdotes sanglantes ou gaillardes, qu’ils savourent ; ils ne se souviennent certainement pas, un seul instant, que leur pays est un pays vaincu ; ils aiment les choses militaires à cause de leur côté théâtral et aussi, j’en suis sûr, à cause de leur côté cruel. Un quincaillier, simple sous-lieutenant, assez humble devant un architecte, lieutenant. Et ce quincaillier, pourtant, n’est point un homme ordinaire ; il a inventé un engin terrible, qu’il appelle « la Massacreuse », et qui doit — à son avis, sinon à celui de la Direction de l’Artillerie — faucher les hommes par milliers, en un clin d’œil. Ce bourgeois paisible, suant à inventer des engins de tuerie, m’a d’abord étonné ; mais j’ai compris que le commerce, qui est le vol, doit conduire à l’idée du meurtre. Un dentiste, capitaine, et qui prend, vis-à-vis des jeunes officiers de l’active, des airs protecteurs très amusants ; un mois avant l’époque des manœuvres, désole régulièrement sa femme et ses enfants en déclarant qu’il va user du droit qu’il a de demander à suivre le régiment ; quinze jours avant, se fait appeler capitaine