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Prusse n’existe que parce que nous permettons son existence, tout le monde le sait ; Jean-Baptiste me le disait encore hier.

Car Jean-Baptiste me tient au courant de la politique, des affaires militaires, de beaucoup de choses dont les conversations dont je suis l’auditeur quelquefois indiscret ne me donnent qu’une vague idée, et que je suis curieux d’approfondir. Il n’est ni ignorant, ni bête, Jean-Baptiste ; tant s’en faut ; et il serait au moins caporal, et peut-être même sergent, s’il n’avait préféré être ordonnance, entrer au service de mon père au départ de l’Alsacien. C’est à cause de Lycopode qu’il a renoncé à tout espoir de conquérir les galons de laine et la sardine. Quelquefois, il dit qu’il a peut-être eu tort, et que les femmes sont bien trompeuses ; ça doit être vrai, mais je ne sais pas. Du reste, Jean-Baptiste ne soupire pas trop ; généralement, il est très gai et chante comme un pinson ; il m’intéresse et m’amuse ; et j’aime bien les histoires qu’il me raconte, même les histoires pacifiques de son village, lorsqu’il me mène à la promenade.

Ça ne vaut pas les récits du colonel Gabarrot, tout de même. Depuis la mort du colonel, je n’ai plus d’amis ; j’ai bien des amis de mon âge, des enfants avec lesquels il m’est agréable de jouer ; mais on ne peut pas jouer tout le temps, et l’on sent souvent le besoin d’amis sérieux, d’un âge variant entre cinquante et quatre-vingt-dix ans, qui ont vu la vie, qui connaissent l’existence, et qui peuvent vous parler de choses intéressantes, de choses qu’ils ont vues ou qu’ils ont faites. C’est un ami comme ça qu’il me faudrait ; j’ai essayé de le trouver dans un vieil officier en retraite qui demeure presque en face de chez nous, et qui vient à la maison de temps en temps. J’ai été le voir plusieurs fois ; il a de beaux livres avec des images de batailles, mais il est triste comme tout. Je sais pourquoi il est triste : c’est parce que son