que m’avaient prodiguées les hôtes de Raubvogel, la conversation que j’avais eue avec Gédéon Schurke ne cessait de répercuter en mon esprit ses phrases désabusées. L’entrée que je venais de faire dans l’existence me semblait une assez piètre entrée ; j’avais eu le temps de m’apercevoir qu’un sous-lieutenant n’est qu’un sous-lieutenant. Et la vie elle-même ne m’offrait aucune des illusions qu’elle doit présenter d’ordinaire aux jeunes gens de mon âge qui se sentent, pour la première fois, une épée au côté.
Elle m’apparaissait, cette vie, comme une sorte de jeu de hasard ou plutôt d’artifices. Chacun peut jouer qui s’arrange à s’approcher des tables ; la tricherie est permise, sinon encouragée ; l’argent roule sous le râteau des croupiers cyniques ; et de temps en temps une main rude, noire, calleuse, — la main d’un personnage malpropre qu’on ne voit jamais, heureusement, — vient jeter sur le tapis de l’or tout humide de sueur ; de l’or qui remplace incessamment celui qu’ont raflé les doigts des joueurs auxquels la chance a souri. C’est seulement le jour où je pourrai m’approcher des tables, avoir ma part, que j’entrerai réellement dans la vie ; et ce ne sera pas sans coudoiements, sans bousculades et sans promiscuités. Ou bien, alors, végéter…
Ce matin encore, dans le train qui m’emmène à Versailles où j’ai rendez-vous avec le notaire, je suis perplexe et morose. Je ne me sens pas, naturellement, ambitieux ; et j’hésite à me convaincre de la nécessité de le devenir. Et d’abord, quelle ambition ? L’ambition du bonheur en gros. La petite ambition des hommes qui courent après les honneurs, les postes et les grades est seulement le résultat de leur vain désir d’être heureux. La vie est telle que peu de gens peuvent être heureux en eux-mêmes et par eux-mêmes. Généralement, on se crée un bonheur illusoire qui n’est que le froid reflet de la foi qu’ont les