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sait pas bien. Il y a eu une grande discussion entre ma grand’mère et mon père ; on a entendu du bruit, des cris. À quel sujet, cette discussion ? Lycopode ne sait pas bien. Elle parle d’argent, de questions d’argent. Elle commence une histoire très confuse, dans laquelle beaucoup de choses sont mêlées, et qui ne m’apprend rien. Depuis la mort de Jean-Baptiste, le cerveau de Lycopode semble un peu dérangé ; elle n’a fait aucune réflexion au sujet du trépas de son ami, parce qu’elle est sous les ordres de mon père et ne peut se permettre la moindre observation ; mais elle a été très affectée.

Je n’écoute donc guère Lycopode. Mais le mot qu’elle a prononcé à plusieurs reprises, le mot : argent, me fait réfléchir profondément. Je me rappelle que mon père, il y a quelques jours, a donné des papiers à M. Curmont, en lui disant qu’il fallait absolument les faire escompter ; et M. Curmont a pris les papiers en secouant la tête. Je me souviens d’autres choses encore…

Et, par un enchaînement rapide et surprenant, — le mot : Argent, tintant en mon cerveau comme un appel de tocsin — mes pensées de l’autre jour accourent et défilent de nouveau devant moi ; non plus avec l’austère allure de Vérités inflexibles alignées derrière le Devoir, maître de cérémonies ; mais avec la hideuse dégaine de mensonges difformes se bousculant derrière l’Argent, tambour-major à postiches. L’Argent. C’est peut-être parce qu’ils n’avaient point d’argent que les communards se sont révoltés ; et c’est peut-être pour être sûrs de garder leur argent que les Versaillais les ont fusillés. L’Argent ! Et pas de Devoir, alors ? Non… J’ai de la colère, et beaucoup de dégoût, d’avoir été trompé, de m’être trompé…

Je ne raisonne point, certes ; je pense à peine ; je sens. Je sens, pour la première fois, qu’il y a des riches et des pauvres ; des pauvres qui sont toujours trop pauvres et des riches qui ne sont jamais assez riches. Il y a longtemps,