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Mais pourquoi tous ces cadavres ? Pourquoi tout ce sang ? Pourquoi !… Voila des mois et des mois qu’on tue, qu’on égorge et qu’on mitraille : Français contre Allemands, Français contre Français. Pourquoi ? Qui pousse ces hommes à se massacrer ?

Un mot apparaît, en réponse ; un mot dont l’austérité se dresse, auréolée par les âges, devant mon esprit d’enfant : le Devoir. C’est ça. « Faire son devoir, m’a dit le colonel Gabarrot, c’est bien servir la France. » Le Devoir. Voilà. C’est le sentiment du devoir qui a poussé mon père à déposer contre Jean-Baptiste, au Conseil de guerre ; c’est par devoir qu’on traque les communards et qu’on les extermine comme des bêtes fauves. Le Devoir. Ça me fait l’effet d’une puissance mystérieuse qui vous pousse à faire ce que vous ne feriez jamais de vous-même, ni par instinct, ni par raison. C’est beau.

Seulement, c’est grave ; très grave. Et depuis que j’ai découvert la signification, la toute-puissance du Devoir, je suis sombre, retiré, taciturne. L’idée me hante qu’il me faudra tuer, aussi, pour préserver l’Ordre, et massacrer n’importe qui, pour faire mon devoir. Il faut être sérieux, pour bien faire son devoir ; et dur, surtout. Je me jure de ne plus jamais me laisser attendrir par quoi que ce soit.

Je me tiens parole. Et je me sens très peu remué, en vérité, lorsqu’on m’apprend ce soir, à mon retour d’une longue visite à M. Freeman, que ma grand’mère est très malade. Je demande à la voir. On me le défend. Je cherche à avoir quelques renseignements. On me fait des réponses vagues. Lycopode, cependant, que j’interroge habilement, finit par m’avouer la vérité : Ma grand’mère est morte cet après-midi. Comment ? Lycopode ne