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de passer pour insensible, je ne chercherai pas davantage à évoquer ces figures.

Vers le 1er janvier 1871, nous avons reçu une lettre de mon père, datée de Wiesbaden. Il ne parle guère de la façon dont il a été fait prisonnier, mais donne plutôt des détails sur sa captivité. Il est interné, ainsi que nous pouvons le voir, à Wiesbaden, où se trouve aussi ce héros, le maréchal de Mac-Mahon. Il dit que Wiesbaden est une ville très gaie et qu’il regrette de ne pas l’avoir connue plus tôt ; l’aspect général est cosmopolite bien plus qu’allemand ; les distractions ne manquent pas ; on est en pleine saison d’hiver ; l’air est excellent et la température relativement douce. Mon père a joint à sa lettre un post-scriptum pour ma grand’mère, dans lequel il la prie de lui envoyer de l’argent ; et un billet spécial pour moi, dans lequel il me recommande d’étudier beaucoup, de façon à pouvoir bientôt conquérir l’épaulette et contribuer à la revanche nécessaire.

Je n’ai point conservé ce billet, mais je pourrais encore le citer mot pour mot. Est-ce parce qu’il m’apportait l’assurance que mon père était sain et sauf ? Est-ce parce qu’il faisait jaillir soudainement en mon esprit, tout armée, l’idée de la Revanche ? Qui pourrait dire pourquoi l’on se rappelle, sans raison apparente, certaines choses et non pas d’autres ? Comment se fait-il que je me souvienne clairement avoir entendu mon oncle Karl, un soir, citer un propos tenu par Moltke ? « Ce pays est tellement riche, avait dit le maréchal, que les traces laissées par les calamités de cette guerre seront bientôt effacées. » Et mon oncle a ajouté — je l’entends encore — que le souvenir même de la guerre servirait seulement de tremplin aux charlatans ambitieux ; il a dit aussi que les gens qui arrivaient maintenant au pouvoir, en France, avaient de grands appétits, et que leurs ripailles et leurs digestions dureraient bien un quart de siècle. Il a dit encore que la