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On m’a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le marabout des hommes punis ― une grande tente conique dressée devant le gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage dans laquelle s’assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche, son képi d’artilleur recouvert d’un couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l’âpre montée d’une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de l’autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges feuilles épineuses d’un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux s’enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont l’air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent dans l’uniformité confuse des sables blonds. Le soir commence à descendre ; de longues ombres cendrées s’étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui s’éparpillent en millions d’étincelles et s’enfuient à gauche, du côté de la trouée de Souk-Harras, qu’elles incendient, en tourbillons de poussière d’or, tandis qu’à droite, s’assombrissant de plus en plus, toute une suite d’éminences aux formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de l’Atlas, s’estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir.