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disparaissaient sous la grimace du rire ; j’avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour s’étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, en hurlant des chansons patriotiques, le numéro qu’ils viennent de tirer en tremblant, la larme à l’œil, d’une urne placée entre deux gendarmes. Et, brusquement, j’ai senti que j’étais à bout d’efforts, moi qui n’ai pas bu d’alcool, et que je ne pouvais plus continuer cette comédie qui m’écœure et qu’on n’a pas prise au sérieux.

Car mon père n’a pas été ma dupe. Il ne me le dit pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six pas de moi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée. Il ouvre son parapluie et s’approche de moi.

— Mets-toi à l’abri ; il pleut.

En effet, quelques gouttes d’eau piquent de points bruns la poussière grise.

— Oh ! bah ! ce n’est rien.

— Mais tu n’as pas de parapluie. Ton chapeau va s’abîmer…

— Qu’est-ce que ça fait ? Je ne le porterai plus demain.

Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour regarder quelque chose du côté des Champs-Élysées, mais pas assez vite pour que je n’aie eu le temps de voir une larme trembler au bord de ses cils.

Cette larme-là me remue.

Ah ça ! est-ce que je vais continuer à garder cet air d’enterrement, cette mine de pleureur aux pompes funèbres ? À quoi ça me sert-il, au bout du compte, de froncer les sourcils et de me payer une tête de bourreau de mélodrame ? Ce qui est fait est fait, n’en parlons plus. L’heure des récriminations est passée. Et,