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— Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où il y a des femmes ! s’est écrié un de mes voisins ; tandis que nous !… Ah ! bon Dieu !… Moi, ce soir, c’est pas de la blague, je coucherais avec une truie !…

J’ai ri ― ou j’ai fait semblant de rire ― de ces emportements furieux, de ces appétits que le jeûne n’a pas domptés, mais a rendus plus féroces.


Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé à côté de mes camarades endormis, je me demande si une grande partie du désespoir qui s’est emparé de moi, depuis ma sortie de prison, n’est point faite de la privation de ces plaisirs physiques que réclamait tout à l’heure, à grands cris, devant l’étalage de formes en papier et en fil de fer, la surexcitation des spectateurs. Je me demande si l’énorme ennui qui m’accable est bien produit par l’absence de distractions intellectuelles, s’il n’est pas plutôt l’effet du manque de sensations naturelles ― dont les flagellations des chaouchs m’ont empêché de souffrir jusqu’ici.

Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises des galonnés, sans cesse témoin et victime des iniquités rancunières des garde-chiourmes, je m’étais raidi contre les défaillances, et j’avais opposé aux faiblesses du corps et aux avachissements de l’esprit la surexcitation de la rage et la barrière d’airain de la haine. Je comptais jour par jour le temps qui me restait à faire et je regardais avec impatience, mais sans crainte, tourner l’aiguille sur le cadran de la liberté. Je savais que je finirais par entendre sonner l’heure de la délivrance ― parce que je voulais l’entendre sonner ― et voilà que ma force m’abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon