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L’ENFER

s’avançait en forme de pont ; nous le franchîmes, et, tournant à droite, nous nous éloignâmes des murailles éternelles de cet abîme. Arrivés au point où ce rocher, suspendu en voûte, laisse passer les coupables sous son arche ténébreuse, mon guide me dit : « Arrête-toi, et tâche de distinguer ceux de ces autres condamnés dont tu n’as pas encore aperçu le visage, parce qu’ils marchaient dans la direction que nous suivions nous-mêmes. »

Du haut de cet antique pont, nous regardâmes cette file qui s’avançait vers nous, et que d’autres démons, armés de fouets retentissants, poursuivaient aussi avec fureur. Mon guide, sans que je l’interrogeasse, reprit ainsi : « Considère cette ombre d’une haute stature qui s’approche ; il ne paraît pas que la douleur lui arrache des larmes ; comme cette âme retient toujours sa dignité royale ! C’est Jason qui, par sa prudence et par sa valeur, ravit la toison à Colchos. Il passait à Lemnos, après que des femmes impies eurent égorgé tous les habitants mâles de cette île : là, il séduisit, par des paroles et des actions insidieuses, la jeune Hypsiphyle, qui, auparavant avait si noblement trompé ses compagnes ; ensuite il l’abandonna, lorsqu’elle portait déjà dans son sein le fruit de son imprudent amour.

C’est cette faute que Jason expie dans cet abîme de tourments ; il porte aussi la peine de sa perfidie avec Médée : il est accompagné de ceux qui ont commis de semblables crimes. Tu sais assez maintenant ce que renferme la première vallée, et tu connais la cause du supplice de ceux qu’elle déchire. »

Nous avions traversé le premier pont, et nous approchions de celui de la seconde enceinte, lorsque nous vîmes ceux qui y étaient nichés, atteints de nausées violentes, et se frappant cruellement de leurs propres mains. Une vapeur épaisse, qui s’élevait de cette vallée, repoussait à la fois la vue et l’odorat. Ce lieu est si profond qu’on n’en aperçoit que les parois, même en se plaçant au milieu du pont qui les domine ; j’y vis une foule innombrable d’ombres plongées dans un fumier qui me parut le privé de l’univers. Je cherchais des yeux quelque coupable qui me fût connu ; j’en remarquai un si chargé d’immondices, qu’on ne pouvait distinguer s’il était laïque ou clerc. Il me cria : « Pourquoi es-tu si avide de me voir, plutôt que ces autres si vilainement souillés ?

— Pourquoi ? lui répondis-je : c’est que je t’ai vu sur la terre avec une chevelure parfumée. Tu es Alexis Interminelli de Lucques : aussi je