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CHANT QUATORZIÈME

Thèbes, il méprisa Dieu, et il ose encore le mépriser : mais, comme il vient de l’entendre de ma bouche, ses dépits sont la récompense bien due à ses blasphèmes. Et toi, mon fils, suis-moi dans ce sentier ; évite de porter les pas sur le sable brûlant ; approche-toi plus près du bois. »

Nous arrivâmes, sans parler, près d’un fleuve dont les flots couleur de sang me remplissent encore de terreur. Tel que le ruisseau qui sort du Bulcaime et dont les prostituées d’alentour se partagent les eaux sulfureuses, ce fleuve se répandait à travers le sable couvert de flammes. Le fond et les bords étaient construits en pierres ; aussi je pensai que c’était là qu’il fallait marcher. Mon guide me dit : « Depuis que nous avons franchi la porte dont l’entrée est trop facile à tous les hommes, tu n’as rien vu d’aussi remarquable que ce ruisseau qui amortit ici toutes les flammes. » Je priai le Romain de m’expliquer avec détail ce qu’il me faisait désirer si vivement de connaître. Il parla en ces termes : « Au milieu de la mer, est une contrée à moitié détruite, appelée encore l’île de Crète, qui fut gouvernée par un roi sous lequel le monde vécut dans la chasteté. Là est une montagne connue sous le nom d’Ida ; elle était baignée de fontaines et couronnée de forêts ; maintenant elle est déserte comme une chose qui a vieilli. Rhéa y avait placé secrètement le berceau de son fils ; et c’était souvent à la faveur de cris prolongés qu’elle empêchait qu’on n’entendît les vagissements de l’enfant. Dans les flancs de la montagne, on voit un énorme vieillard debout, qui tourne les épaules vers Damiette, et fixe ses regards sur Rome comme sur son miroir ; sa tête est formée d’un or épuré, ses bras et sa poitrine sont d’argent, ses flancs de cuivre, le reste du corps se termine en fer affiné ; mais le pied droit est d’argile, et c’est sur ce faible appui que pose la masse entière. Toutes les parties, excepté celle d’or, présentent quelques fentes d’où coulent des larmes qui s’infiltrent dans la montagne. Leur cours se dirige vers cette vallée où elles donnent naissance à l’Achéron, au Styx et au Phlégéthon : enfin, elles tombent encore dans les cercles les plus bas de cet empire, où elles deviennent la source impure du Cocyte. Tu verras plus tard quel est cet autre fleuve. » Je répondis : « Mais si ce fleuve tombe de la terre, comment ne le vois-je qu’ici ? » Mon guide reprit : « Tu sais que ce royaume est d’une forme arrondie. Quoique tu aies pénétré bien avant, tu as toujours marché sur la gauche, pour éviter de tomber dans le plus profond de l’abîme, et tu n’es pas encore arrivé au point placé sous celui où tu as commencé à descendre : ne montre donc pas un visage étonné, s’il est des choses que tu ne puisses pas encore